Les enseignements du tapis
Tout récemment, après presque un an, une de nos profs de yoga bien appréciée nous a annoncé qu’elle partirait prochainement. J’en avais déjà eu vent il y a quelque temps, mais de l’entendre de vive voix a provoqué en moi un léger chagrin.
Je dois avouer que nous n’étions pas les plus proches. Je dirais même qu’une certaine distance a toujours délimité notre relation. Un an après, je ne connais encore d’elle que son nom.
Cela ne m’empêche pas d’éprouver un deuil en repensant au passé. À tous ces moments chérissables depuis son arrivée. Il y a quelque chose de particulier dans la pratique d’une activité collective. Une chance inouïe qui nous fait côtoyer des esprits si différents, le temps de quelques heures à la recherche du bonheur.
Je me souviendrai de sa voix chaleureuse qui guidait nos mouvements tout en veillant sur notre bien-être - dans l’inconfort relatif on s’entend.
De ses réprimandes lancées avec humour et douceur lorsque mon corps borné refusait d’obéir. De ce sourire sincère qui étalait son enthousiasme d’être parmi nous.
Chaque fois qu’il m’adviendra de m’effoirer sur le canapé lors d’une journée devant mes écrans, je verrai l’image de son visage me chicaner passionnément. “Ta POSTURE!” me criera-t-elle, en m’implorant de garder le dos droit et mon bassin bien antéversé.
Pour honorer son départ, je lui dédierai quelques lignes sur ce que ses séances m’auront enseigné, avant de ranger ces souvenirs dans les tiroirs du passé.
Près de deux ans après m’être initié à cette discipline, le yoga ne m’est toujours pas naturel. Parfois, je m’y sens encore comme un être étranger.
Durant les premiers instants des cours, on nous demande habituellement de s’allonger quelques minutes, le temps de laisser s’estomper les émotions de la journée et de revenir dans le moment présent.
Le corps se dépose à plat, complètement inanimé, mais l’esprit anxieux ne peut s’empêcher de se noyer dans ses pensées.
J’essaie de le restreindre par la régulation respiratoire. En cadence, j’inspire “1... 2... 3... 4...”, j’expire “1... 2... 3... 4...”. Mon cœur ralentit, je sens ses battements fondre dans la détente.
Alors qu’une certaine quiétude semble à portée de vue, j’entends une tendre voix nous exhorter à bouger orteils et doigts pour revenir à la réalité. Juste à temps pour entamer une aventure imprévisible nous emmenant dans un univers émotionnel où coexistent la souffrance et la joie.
Une quête de soi qui nous garde tantôt fixés au sol en planche ou en pont, tantôt suspendus en demi-lune, le regard et la main pointés vers le ciel.
J’ai toujours trouvé poétique la pratique de cet art. La recherche constante d’harmonie entre l’effort et l’aisance, le contrôle et l’abandon. L’atteinte de l’équilibre par l’antagonisme des forces poussant dans des directions opposées.
Le yoga m’apprend à lâcher prise. Sur les tapis, notre emprise sur le temps nous est retirée, nous laissant à la merci de l’enseignante, qui décide si quelques secondes durent un instant ou une éternité.
Dans ces moments critiques, durant lesquels la détermination s’interroge sur sa volonté de continuer ou d’abdiquer, la conscience a peu d’espace pour les tracas mondains qui parasitent son quotidien.
Elle doit plutôt s’affranchir de ces distractions lointaines pour se recentrer sur soi. Entendre sa respiration, le son de la musique ambiante. Puiser dans l’énergie de la salle peuplée de compagnons partageant notre même souffrance.
Il est d’ailleurs ironique de parler en termes aussi dramatiques des mouvements qui nous sont bénéfiques. Peut-être sommes-nous si accoutumés à nos mauvaises habitudes? Au lieu de se guérir à petits pas en surmontant l’inconfort temporaire, on préfère se détruire à petit feu dans le confort illusoire.
À la fin de la séance, on nous invite à nous étendre pour tout déposer au sol. Nos réflexions, nos émotions, qu’on laisse passer sans juger. Sachant qu’il s’agit de mes derniers moments avec elle, je n’ai pu retenir les délibérations de ma pensée.
Si j’avais su qu’elle partirait, peut-être aurais-je été plus assidu ces derniers temps pour mieux intégrer ses enseignements. J’aurais au moins fait plus d’effort pour la connaître, pour ne pas laisser à la postérité qu’un souvenir de son prénom.
En réfléchissant, je ne sais pas si la tristesse que je ressentais émanait de cette rupture annoncée ou d’une certaine réalisation de notre impermanence. Peut-être parce que cela éveille en moi l’angoisse de ma propre échéance.
Dans un jeu vidéo où l’on commencerait à cinq vies, il m’en reste trois ou trois et demie. Si durant la naïveté de ma jeunesse, j’ai déjà voulu accélérer le destin, je ne rêve aujourd’hui qu’à une machine à ralentir le temps.
Les cours avec elle m’auront aidé, la durée d’une séance, à revenir dans le moment. À célébrer la beauté de l’éphémère et à l’apprivoiser graduellement.
Je ne penserai pas à elle si souvent, mais le jour où la nostalgie s'emparera de moi et que j’en viens à puiser dans les archives de ma mémoire, je n’y retrouverai qu’un sentiment de gratitude et d’affection à son égard.