À la recherche de l’identité perdue : confessions d'un Viéto-Québécois - Partie I
Lorsque je regarde dans le rétroviseur le fil des années passées, je me rends compte de la chance que j’ai eue d’être né dans la neige et la liberté. Comme beaucoup d’enfants d’immigrants, je porte en moi un héritage culturel métissé, parfois contradictoire et souvent complémentaire.
Dans mon parcours, cette pluralité s’est exprimée dès les premiers jours, depuis le choix de mon nom. Ma mère, voulant sans doute me voir briller, me donna le prénom « Huy », signifiant « lumière éclatante » en Vietnamien. Un mot simple qui se prononce comme il s’écrit.
Et pourtant, mon père sortit tout de même l’encyclopédie, remontant jusqu’à la Rome antique pour piger un nom occidental plus « adapté à la société d’ici » selon lui.
Avant de rentrer à la prématernelle, je ne parlais pas un mot de français. L’adaptation fut toutefois rapide grâce à Suzanne, notre formidable enseignante, qui parvint à accueillir sans accroc une classe hétérogène et multiethnique divisée par la barrière linguistique.
C’est d’ailleurs généralement à l’école que l’on constate pour la première fois notre différence à l’égard des autres. En première année, mes parents m’avaient préparé une boîte à lunch soigneusement emballée d’un plat de nouilles et d’une paire de baguettes.
Les détails de cette journée m’échappent depuis, mais je me souviens avoir à peine touché le plat par honte des regards et des moqueries. À partir de ce jour, les lunchs « sandwichs et jus » devinrent la norme le restant de l’année, question de faire comme les autres.
Quelque temps plus tard, alors que j’optais pour la cantine de l’école, un plat de riz était servi au menu. Je pris une grande cuillère comme chez moi pour consommer ce dîner quand soudain, je me butai aux regards réprobateurs des camarades. « Les cuillères, c’est seulement pour les soupes et la crème glacée ! » avaient-ils crié.
Je n’en avais pas fait un plat. Ça doit être comme ça ici, m’étais-je dit. Je mange encore aujourd’hui presque tout à la fourchette, par habitude, sauf les mets particuliers qui requièrent les baguettes. Avec le recul, tenter d’éduquer un Vietnamien sur la manière de manger son riz relève de l’ironie si ce n’est de la farce.
Mais c’était ainsi pour beaucoup d’entre nous. S’intégrer au prix de perdre son individualité. Pour être comme tout le monde, pour ne pas sortir du lot, pour ne pas déranger. Malgré ces efforts, il était parfois difficile de ne pas être perçu comme l’Autre.
Du jour au lendemain, au même titre que les autres Asiatiques, les Phạm, les Nguyễn, les Lê, les Trần, héritiers de plus de 4 000 ans d’histoire, devinrent soudainement des « Chinois ». J’étais désigné de temps à autre comme le « Chinois » de la classe, le « Chinois » qui court pas vite, le « Chinois » qui réussit ses mathématiques.
La malédiction du polyglotte
Pendant que mes parents cumulaient les emplois, je fus bercé par ma grand-mère paternelle qui, en plus de son amour, m’a légué son accent. Une élocution me permettant aujourd’hui de fondre dans la masse au pays de mes ancêtres, en dépit d’un vocabulaire parfois démodé et d’un teint pâle qui témoigne d’une vie sous les sapins plutôt que les palmiers.
Après avoir commencé l’école, je devins en quelque temps le membre de la famille le plus à l’aise à communiquer dans la langue locale. Au sein de nombreux ménages, il arrivait que de jeunes écoliers soient placés par défaut dans le rôle du traducteur.
Que ce soit pour accueillir les clients au comptoir du restaurant ou du dépanneur familial, remplir des formulaires, échanger avec les professeurs et les propriétaires. Le réalisateur Kevin Jin Kwan Kim a produit une capsule qui a cartonné à plus de 19 millions de vues en quelques jours.
Un clip d’à peine une minute capturant à la perfection la complexité et les émotions que peuvent ressentir des enfants placés dans un rôle d’adulte avant leur âge, pris malgré eux à exprimer des réalités qui dépassent leur compréhension.
Au fil des ans, à force de fréquenter les amis et l’école, l’immersion quotidienne en environnement francophone laisse peu d’espace pour pratiquer la langue maternelle. Ainsi, il n’en faut pas long avant que dans beaucoup de familles, le français devienne la langue d’usage.
La langue de conversation avec sa fratrie, avec ses cousins et cousines. Même les parents, au bout d’un certain moment, se résignent à voir leurs enfants leur répondre dans la langue de Molière, faute de vocabulaire dans la langue de leur mère.
Si les initiatives pour offrir des cours de vietnamien existent dans les centres culturels, les églises et les pagodes, ces cours sont souvent relégués au bas de l’échelle des priorités en plus d’être perçus par beaucoup d’enfants comme une obligation pour faire plaisir aux parents.
Avant que les regrets rattrapent la réalité, quand l’enfant devenu grand peine à commander un café à Saigon sans bégayer.
À peine une génération aura suffi pour perdre sa langue à l’autre bout de l’océan. Bien au-delà des considérations patriotiques, ce déclin linguistique contribue graduellement à accroître la distance entre les parents et les enfants.
Lorsque les mots manquent pour exprimer les ressentis de l’âme, l’incompréhension mutuelle s’ajoute aux fossés culturel et générationnel. C’est ça la grande tristesse!
Les négationnistes ou le rejet de soi
Durant l’école primaire, j’ai eu la chance d’habiter quelques années avec mes tantes et ma grand-mère. Pendant que je pitonnais sur l’ordinateur dans le coin du salon, je ne manquais jamais de suivre d’un coin de l’œil les péripéties des séries hongkongaises doublées en vietnamien.
Bien que les histoires se déroulaient dans une contrée différente, je m’imaginais transposer cette vie quelque part à Saigon. Cette immersion télévisuelle pendant l’enfance m’a permis de forger un univers linguistique qui me sert encore aujourd’hui.
En grandissant, j’ai graduellement constaté que mon vécu différait énormément de celui de beaucoup de comparses vietnamiens, qui ne se reconnaissaient ni dans la culture québécoise ni dans celle de leurs parents.
Il faut dire qu’au tournant du millénaire, avant l’avènement de l’internet haute vitesse et des réseaux sociaux, il n’existait pas beaucoup de véhicules culturels par lesquels renouer avec ses origines.
Hormis quelques productions comme Paris by Night, une émission de variétés très populaire durant les années 90-2000, qui reprenaient les grands classiques de la chanson sud-vietnamienne.
Les références que nous avions du Vietnam provenaient donc majoritairement d’anecdotes et de souvenirs racontés par les générations précédentes, qui nous présentaient une vision inévitablement teintée par la guerre et les blessures du passé.
Comment être fier de ce qu’on ne connaît pas ? Quand on comprend à peine la langue. Quand la mémoire transmise évoque la tristesse et l’exil. Ainsi, ne pouvant se réconcilier avec leurs origines, certains des jeunes de l’époque se réfugiaient plutôt dans un univers culturel homologue ou « de rechange ».
Avant que les productions coréennes fassent fureur dans nos chaumières, c’était le Japon qui capturait l’intérêt. Débattre des mangas populaires, des jeux vidéos et des animés préférés. Apprendre la langue japonaise, les arts martiaux et le kendo en rêvant d’habiter à Tokyo.
D’autres, à défaut de se considérer Vietnamiens, s’identifiaient comme « Asiatiques », une étiquette plus large englobant les descendants du même continent, bien en dépit du fait que ces pays soient très hétérogènes culturellement.
Nul ne peut cependant ignorer que dans le regard et le traitement que nous réserve la société, les vécus et ressentis peuvent se chevaucher entre les communautés.
À travers les années, j’ai également croisé un nombre non négligeable d’individus portés par le rejet de leur héritage. Des gens envahis par la honte de venir d’un pays « faible et pauvre », par le mépris des valeurs familiales et des traditions ancestrales.
Des jeunes qui « détestaient » la sonorité de notre langue et qui refusaient de la parler. Des enfants qui demandaient aux parents de leur préparer des plats séparés à l’heure du souper plutôt que de leur servir des mets vietnamiens.
S’il m’est déjà arrivé d’éprouver du ressentiment à l’égard de ces personnes, je les regarde aujourd’hui avec un sentiment de tristesse plutôt que de haine. Lorsque je pense à la souffrance qu’elles doivent éprouver à vivre dans la honte de leurs origines.
La tyrannie des modèles
Si je vous demandais de brosser le portrait d’un(e) Québécois(e) d’origine vietnamienne, rapidement, avec les premiers mots qui vous viennent à l’esprit. Vous me décririez sans doute le profil d’une personne discrète, tranquille, à la limite gênée, qui ne fait jamais trop de bruit.
Quelqu’un ayant pratiqué dans sa jeunesse le piano ou le violon, laissant en héritage quelques trophées fièrement exhibés par les parents dans le salon.
Peut-être une bolle studieuse, douée en math et en sciences, qui passe ses heures dans une bibliothèque à la quête d’une moyenne générale parfaite. Sans doute pour accéder aux domaines de la santé et devenir dentiste, ergo ou pharmacien, à défaut d’atteindre le rêve d’être médecin.
Voilà des stéréotypes souvent répandus, contribuant à ériger le mythe d’une « minorité modèle » qui travaille fort, qui ferme sa gueule et qui s’intègre bien. Des préjugés pouvant être « positifs » à première vue, mais qui enferment à terme les personnes dans des cases pour les dépouiller de leur individualité.
J’ai parfois utilisé ces stéréotypes à mon avantage. Autant j’adore apprendre, autant j’ai détesté l’école. Grâce à mon image infondée de garçon studieux et travaillant, j’ai pu m’en tirer en ne faisant que le strict minimum. Juste le nécessaire pour maintenir cette perception vivante et satisfaire les attentes de mon entourage.
Au cégep, l’image que je projetais faisait de moi une personne sollicitée lors des projets d’équipe, surtout lorsqu’on avait besoin d’un « gars de chiffre » pour être le statisticien ou le comptable du groupe.
Je me plaisais à jouer ce rôle par défaut, qui me permettait à la longue de développer une spécialité en analyse de données, sans jamais trop être défié.
Mais lorsque venait le temps des ateliers d’art dramatique, où l’on nous demandait de recréer des pièces classiques, j’avais une bien plus grande difficulté à m’insérer dans une troupe. Je me butais maintenant à des regards hésitants et sceptiques, qui affichaient leur réticence à m’intégrer. Sans doute qu’à leurs yeux, j’allais être un fardeau.
Au moins, l’avantage des attentes basses, c’est la possibilité de les atteindre plus facilement. On a qu’à accomplir moindrement sa part pour obtenir les regards étonnés et les félicitations des pairs. Même les coéquipiers qui doutaient au début finirent par nous dire qu’ils ne croyaient pas qu’on avait ça en soi !
Merci pour ces mots appréciés, mais si au lieu d’une expérience temporaire, mon rêve était d’en faire un métier, aurais-je pu surmonter le filtre des préjugés ?
Pour de nombreux jeunes asiatiques, la pression de suivre les sentiers battus représente un fardeau pouvant être lourd. Surtout lors de faire ses choix de carrière. D’autant plus lorsque les décisions déterminantes pour son avenir professionnel sont prises à l’adolescence.
Malgré le fait que je me débrouillais bien dans les sciences physiques et les mathématiques, j’ai toujours préféré les lettres, l’économie et la politique. C’est ainsi qu’en secondaire V, bien avant l’âge de maturité, j’ai pris la décision de m’orienter en sciences humaines.
Contrairement à beaucoup de jeunes dans ma situation, j’ai été appuyé par mon père, qui y voyait sans doute un passage naturel à travers ma route inévitable vers la comptabilité. Ma mère regrettait plutôt ce choix, qui me fermerait les portes des sciences de la santé.
Étant un des rares Asiatiques à suivre cette voie, je fus l’objet d’une certaine curiosité, tel un mouton égaré refusant de suivre le troupeau. « Toi, t’es pas comme les autres Chinois », m’avait déjà dit un camarade.
Bien que j’en aie honte aujourd’hui, j’avoue avoir ressenti à l’époque une légère fierté de ne pas être mis dans le même paquet qu’eux.
Parmi mes compères asiatiques, les jugements n’étaient pas non plus en reste. C’est ainsi qu’à la suite de mon choix, j’ai constaté un changement d’attitude à mon égard parmi certains comparses chinois et vietnamiens, qui me voyaient maintenant en bas de l’échelle.
Car dans bien des familles, on nous faisait penser, depuis au moins l’enfance, qu’il y avait une pyramide sociale où trônerait au sommet le médecin. Que rien ne rapporterait autant de prestige à la famille que de voir un des leurs être admis dans cette faculté.
Qui ne voudrait pas couvrir ses parents de fierté, eux qui ont tant sacrifié pour nous offrir cette vie ! Surtout lorsqu’un tel métier est si souvent associé à l’intelligence et le succès. Au pire, on finira dentiste ou pharmacien, une belle consolation à défaut d’être médecin…
Telle est l’absurdité des stéréotypes persistants. Une situation malsaine où il n’y a aucun gagnant. Où l’on se retrouve méprisé par les uns lorsqu’on rentre dans le rang, méprisé par les autres lorsqu’on sort du moule.
Avec pour résultat la marginalisation de ces jeunes ne figurant dans aucune case. Ces enfants qui redoutent chaque réunion de famille où toutes les occasions sont bonnes pour se faire comparer, pour se faire rappeler les réussites de tel ou telle cousin(e) venant d’ouvrir sa pharmacie ou sa clinique.
À la longue, il devient difficile de ne pas être affecté par ces pointes. De ne pas ressentir un sentiment de solitude, surtout quand le chemin qu’on s’apprête à emprunter semble parsemé d’incertitude.
Encore aujourd’hui, il n’est pas étonnant de voir notre communauté inonder les facultés d’ingénierie ou des sciences de la vie, occuper des métiers exigeant minutie et doigté, en laboratoire ou en analyse de données.
Mais dès lors qu’on cherche les grandes gueules parmi nous, les gouvernants à la manœuvre des officines du pouvoir, les étoiles qui brillent dans l’univers médiatique, le plafond de riz persiste toujours.
- Fin Partie I -
Liste de lecture pour approfondir
Chu, Ashley. « « Comme, j’ai jamais été victime de racisme, mais direct. […] C’est comme dans le gris, c’est pas noir ou blanc » : l’expérience socioscolaire des personnes de minorité vietnamienne de deuxième génération au Québec » (2022). Mémoire de maîtrise, Université de Montréal. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/28029
Dinh, Bich Thi. "A study of cultural conflict as experienced by adolescents of Vietnamese origin in Montreal secondary schools." (1996). Mémoire de maîtrise, McGill University. https://escholarship.mcgill.ca/concern/theses/79407z94j
Hamisultane, Sophie. La construction de soi de descendants de migrants vietnamiens nés dans le pays d'accueil (France, Canada-Québec). Approche psychosociale clinique. Diss. Université paris diderot, 2013. https://theses.hal.science/tel-01436979/
Lasry, Jean-Claude et Diêu-Ly Trân. « l’autorité parentale et le soutien parental perçu chez de jeunes vietnamiens vivant à Montréal. » Revue québécoise de psychologie, volume 39, numéro 1, 2018, p. 107–126. https://www.erudit.org/fr/revues/rqpsy/2018-v39-n1-rqpsy03596/1044846ar/
Le Nguyen, Xuan. Maintaining Cultural Values, Identity, and Home Language in Vietnamese Immigrant Families: Practices and Challenges. Diss. University of Windsor (Canada), 2023. https://scholar.uwindsor.ca/cgi/viewcontent.cgi?article=9986&context=etd
Le, Thao-Nguyen Nina. Heritage Language Maintenance Through Political Shift: Vietnamese Montrealers’ Perceived Role of Language in Their Cultural Identity and Heritage Social Networks. Diss. Concordia University, 2022. https://spectrum.library.concordia.ca/id/eprint/990347/
Tingvold, Laila, et al. "Seeking balance between the past and the present: Vietnamese refugee parenting practices and adolescent well-being." International Journal of Intercultural Relations 36.4 (2012): 563-574. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0147176712000326
Trân, Diêu-Ly. "Psychological impact of parenting style and acculturation in Vietnamese young adults from Montreal." (2017). Mémoire de maîtrise. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/18819
Tran, Julie Quynh Nhi. « Une domination invisibilisée : Le vécu des femmes québécoises qui subissent du racisme anti-asiatique » (2021). Mémoire de maîtrise, Ottawa : Université d’Ottawa. http://ruor.uottawa.ca/handle/10393/42727.
Tran, Lan-Chi Maria. « La communauté vietnamienne de Montréal: l’identité ethnoculturelle des jeunes viéto-montréalais » (2012). Mémoire de maîtrise, Université de Vienne. https://phaidra.univie.ac.at/detail/o:1291056.pdf
Trieu, Monica M. "Understanding the use of “twinkie,”“banana,” and “FOB”: Identifying the origin, role, and consequences of internalized racism within Asian America." Sociology Compass 13.5 (2019): e12679. https://compass.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/soc4.12679
Vo, Vi. Interrupting the" Model Minority" Narrative: The Voices of Vietnamese Canadian Youth. Diss. The University of Western Ontario (Canada), 2019. https://ir.lib.uwo.ca/cgi/viewcontent.cgi?article=8259&context=etd